Leçons Tirées du Transfert de Pouvoir Aux Mouvements
Qui Soutiennent le Droit à L'avortement en Afrique de l'Ouest et du Centre
Décider comment dépenser un million de dollars n'est peut-être qu'un rêve pour beaucoup de gens, mais pour un groupe de dirigeantes féministes d'Afrique de l'Ouest et du Centre, c'était une réalité.
Elles se sont réunies pour la première fois dans la ville balnéaire de Kribi, au Cameroun, pour célébrer un moment historique : ensemble, elles ont pris la décision collective d'octroyer 1,2 million de dollars de subventions pour financer le travail des mouvements de défense du droit à l'avortement au sein de leurs communautés.
Ce « Comité du mouvement » - huit membres du Bénin, du Cameroun, de la Guinée et de la Côte d'Ivoire - est innovant à deux égards : il s'agit du premier organe décisionnel de la région pour les droits à l'avortement financé par de jeunes dirigeantes et composé uniquement de femmes, dans un contexte où les espaces décisionnels en matière d'avortement en Afrique sont généralement dominés par les hommes.
Caryn Dasah, l'une des membres du comité du mouvement représentant le Cameroun, a déclaré : « C'est différent des autres espaces mondiaux dans lesquels j'ai été ». « Je me réjouis de transférer le pouvoir aux communautés et je suis fière de cette commission ».
Le Contexte
Les droits à l'avortement en Afrique de l'Ouest et du Centre
Le mouvement pour le droit à l'avortement au Bénin, au Cameroun, en Guinée et en Côte d'Ivoire émerge collectivement et son potentiel est prometteur. Dans les pays où les lois limitent fortement l'accès à l'avortement, comme le Cameroun, la Guinée et la Côte d'Ivoire, les activistes collaborent au plaidoyer tout en répondant par des services directs au nombre élevé d'avortements non sécurisés, résultat d'un manque d'accès à des services d'avortement sûrs. Dans un pays comme le Bénin, qui a adopté en 2021 une loi visant à élargir l'accès à l'avortement, les activistes s'organisent pour faire en sorte que la nouvelle loi soit plus qu'une simple rhétorique et devienne une réalité. Il faut pour cela éduquer la communauté et combler le fossé de l'accès à l'avortement. Tout ce travail nécessite un financement durable et flexible pour couvrir les coûts allant des loyers et des salaires aux frais de transport et aux fournitures de bureau ou médicales.
Coming together to plan for the future
Au cours de la réunion de trois jours qui s'est tenue à Kribi en juillet, le comité du mouvement a fait le point sur l'état de l'accès à l'avortement dans son pays, a formulé des recommandations en matière de financement et a défini ce qu'est la réussite, y compris la manière de suivre les progrès, selon ses propres termes, en nourrissant ses intentions stratégiques et sa vision de l'avenir.
Elles ont également passé de bons moments ensemble autour de repas camerounais copieux et épicés, se sont promenées au bord de la mer et ont dansé au son des tambours, de la musique pop francophone et de Beyoncé.
« La rencontre en personne nous a permis de clarifier nos objectifs et nos buts », a déclaré Renée, membre camerounaise du comité du mouvement.
Joséphine, membre guinéenne du comité du mouvement, partage cet avis : « Nous nous réunissons en ligne depuis le début, et le fait de nous rencontrer en personne nous a permis d'établir une plus grande confiance les unes envers les autres ».
Ce moment marque une étape importante dans la stratégie du Global Fund for Women visant à mieux soutenir les mouvements pour la justice entre les sexes en plaçant non seulement plus d'argent, mais aussi plus de pouvoir de décision, entre les mains des membres des mouvements féministes elles-mêmes. Tout au long de notre histoire de près de quarante ans, nous avons constaté que les mouvements féministes sont au cœur des changements transformateurs, ébranlant les fondations des systèmes économiques, politiques et culturels enracinés qui perpétuent l'injustice entre les hommes et les femmes.
Si notre soutien aux mouvements pour la justice entre les sexes n'est pas nouveau, ce qui l'est, c'est que le Global Fund for Women ne décide plus de l'affectation des fonds, ni de ce que signifie le succès -- ce sont les mouvements que nous soutenons qui le font. Après trois ans d'efforts pour transférer le pouvoir aux mouvements, nous avons des réflexions et de l'inspiration à partager avec d'autres personnes qui souhaitent être davantage dirigées par des mouvements :
Réflexion 1 :
Le transfert du pouvoir aux mouvements signifie que les personnes et groupes qui fournissent le financement sont des éléments facilitateurs et connecteurs, et non des expert·e·s faisant autorité
Au début de l'année 2022, en consultation avec certains de nos pairs, nous avons invité des groupes de base travaillant sur la santé, les droits et la justice en matière de sexualité et de reproduction, y compris l'avortement en Afrique de l'Ouest et du Centre francophone, à participer à un Processus d'évaluation de la cartographie des mouvements [LIEN VERS GJDH], à des entretiens et à des ateliers de validation. Nous avons recueilli des recommandations sur la manière dont les activistes envisagent une approche de financement qui leur donnerait plus de pouvoir de décision sur les ressources. Une personne interrogée en Côte d'Ivoire résume ce qui a fini par faire l'objet d'un consensus :
« L'initiative participative est l'approche de subventionnement la plus appropriée pour alimenter le mouvement pour le droit à l'avortement car elle évite les stratégies dans lesquelles les mouvements de jeunesse ne sont utilisés que comme exécutants ou pour finaliser des plans d'action, mais [plutôt] permet à ces mouvements de soumettre des idées et de mener des initiatives par eux-mêmes pour atteindre leurs objectifs en fonction des réalités de leurs différentes communautés ».
C'est ainsi que nous avons créé ensemble l'idée d'un comité du mouvement pour l'octroi de subventions participatives, qui prendrait des décisions de financement collectives pour financer le travail du mouvement pour le droit à l'avortement. Il est important de noter que nous sommes guidées par le fait que le mouvement pour le droit à l'avortement est relativement jeune dans cette région, et qu'un comité de représentantes devrait donc refléter la vitalité et la promesse du leadership des jeunes.
Le Comité du mouvement a été créé par le biais de nominations et d'un vote public. Les groupes faisant partie du mouvement pour le droit à l'avortement dans les quatre pays ont été invités à participer au processus de nomination et de vote au début de l'année 2023. Peu après la fin des élections, le Comité du mouvement a tenu sa première réunion Zoom en mars et s'est mis directement au travail.
Connaissant parfaitement les besoins de leurs communautés, les membres du comité du mouvement ont achevé en juin leur premier cycle de subventions participatives, avec des fonds fournis par le Global Fund for Women, en s'appuyant sur les valeurs qu'elles ont elles-mêmes définies : inclusion, audace, impartialité, collaboration et solidarité. Ces valeurs guident leur façon de travailler ensemble et constituent des paramètres pour la prise de décision.
Sur la base de l'étude du paysage et de sa propre expertise, le Comité du mouvement a déterminé qui inviter à soumettre une proposition de financement, quels sont les critères d'éligibilité et comment structurer la proposition. Après avoir reçu les propositions, elles se sont réunies pour délibérer et décider ensemble qui recevrait un financement, conformément à leurs valeurs déclarées et à une grille d'évaluation élaborée ensemble, et en tenant compte des principales priorités du mouvement pour le droit à l'avortement.
Une source d'inspiration pour d'autres baill·eur·euse·s de fonds :
Élargir la portée des points de données qui éclairent les décisions de financement. Qui prend les décisions et qui ne le fait pas ?
Envisager d'utiliser - et de fournir des ressources adéquates - des approches et des outils collaboratifs qui invitent davantage de perspectives dans la prise de décision, tels que la nomination et le vote des représentantes, la co-conception et la mise en œuvre d'instruments de collecte de données, et la mise à disposition d'un espace et d'un temps pour des ateliers collectifs d'élaboration de sens et de validation.
Réflexion 2 :
L'apprentissage et l'évaluation féministes sont un pilier du transfert de pouvoir aux mouvements, afin de soutenir leur travail critique et d'améliorer la collaboration.
Il est important de noter que 95 % des groupes recevant des subventions du Comité du mouvement sont nouveaux pour le Global Fund for Women, n'ayant jamais reçu de subvention de notre part auparavant. Il s'agit là d'un des critères de réussite que le comité du mouvement s'est fixé, à savoir l'élargissement du groupe de partenaires bénéficiaires et l'octroi de financements à un plus grand nombre de groupes au sein de leurs communautés.
Le Comité du mouvement souhaite également évaluer la durabilité en vérifiant comment ce financement ouvre la voie à d'autres sources de financement à l'avenir pour les partenaires bénéficiaires. Et elles considèrent que leur rôle est d'accompagner leurs collègues membres du mouvement pour identifier et soutenir les besoins en matière de renforcement des capacités, tels que formations sur la sécurité holistique des activistes, organisation de forums pour échanger des idées et élaboration de stratégies, mobilisation des communautés et renforcement de la solidarité féministe au-delà des frontières, afin d'améliorer et d'étendre l'accès à l'avortement dans la région.
« Félicitations à nous, le comité, pour avoir fixé des objectifs et des idées clairs », a déclaré Aichatou, membre du comité du mouvement originaire de Côte d'Ivoire, en évoquant l'approche collective du comité pour définir le succès.
« J'ai beaucoup appris et je comprends mieux la flexibilité de l'approche du Global Fund for Women en matière d'octroi de subventions, d'apprentissage et d'évaluation », a déclaré Bernadette, membre guinéenne du comité du mouvement.
Il s'agit là d'un autre pilier d'approche du Global Fund for Women, qui vise à modifier le pouvoir : nous nous associons à des mouvements en matière de suivi, d'évaluation et d'apprentissage (MEL) et de production de connaissances, afin que celles-ci soient utiles aux féministes, par les féministes. Le comité du mouvement est d'accord et a donc décidé de poursuivre l'approche du Global Fund for Women, qui consiste à établir des rapports de confiance simples et utiles, associés à des réunions virtuelles ou en personne où les groupes peuvent partager des mises à jour, apprendre et se connecter.
Ces marqueurs de progrès ou de réussite, ainsi que d'autres marqueurs auto-définis, sont des caractéristiques d'une approche féministe d'apprentissage et d'évaluation. L'approche féministe d'apprentissage et d'évaluation de Global Fund for Women intègre l'analyse du pouvoir et met l'accent sur l'orientation vers l'action, de sorte que nous donnons la priorité aux efforts de collecte de données et d'analyses collectives pour éclairer l'apprentissage et l'action stratégique, et non pas simplement pour nous conformer aux exigences de donat·eur·rice·s afin de suivre des mesures lourdes et inutiles.
Cela s'applique également à notre propre apprentissage interne et organisationnel. Une leçon importante que nous avons apprise est qu'il ne faut pas imposer nos propres calendriers et besoins à un processus mené par un mouvement, car cela érode la capacité des activistes à participer, à planifier ou à apporter leur contribution de manière significative. Bien que nous le sachions en principe, lorsqu'il a fallu le mettre en pratique, nous n'avons pas été à la hauteur lors de la première série de subventions participatives qui s'est achevée en juin. En raison de notre propre calendrier fiscal, le Comité du mouvement a disposé de moins de temps que prévu pour mettre en place le processus participatif d'octroi de subventions. Au moment de l'examen, le comité a eu l'impression qu'il manquait des questions et des informations dans les demandes de propositions qu'il aurait souhaité obtenir plus tôt. Nous avons eu l'occasion d'en discuter ensemble lors d'une réunion ultérieure, en examinant chaque étape du processus pour faire des suggestions et des changements, que le Global Fund for Women mettra en œuvre pour les cycles suivants. Grâce à la flexibilité de notre financement, nous pouvons être souples et réactifs aux besoins des mouvements et être comme de meilleures partenaires, ce qui renforce la responsabilité mutuelle.
Une source d'inspiration pour d'autres bailleuses de fonds :
Les baill·eur·euse·s de fonds doivent adopter un état d'esprit d'apprentissage et être prêts à tester des approches qui remettent en question le statu quo de la philanthropie descendante.
Être prêtes à réagir aux enseignements tirés et à intégrer les idées dans l'action. Investir dans le changement organisationnel pour mettre à jour, supprimer ou créer de nouvelles opérations et de nouveaux systèmes afin d'être plus rapide et de mieux répondre aux besoins des mouvements.
Ne pas prescrire de critères de réussite préétablis. Il s'agit plutôt de s'associer aux mouvements pour définir collectivement ce que serait le progrès et comment collecter des informations utiles et accessibles.
Faciliter et financer de manière flexible l'apprentissage et la réflexion qui permettent de définir des intentions et des visions stratégiques. Comme le dit Adrienne Maree Brown dans Emergent Strategy :
« Dans le cadre de mon travail sur le mouvement, j'ai aidé des groupes à passer d'une culture de planification stratégique à une culture d'intentions stratégiques - quelles sont nos intentions, éclairées par notre vision ? Que devons-nous être et faire pour concrétiser notre vision ? Comment concrétiser ces intentions à chaque changement, dans chaque aspect de notre travail ? »
Réflexion 3 :
Le transfert de pouvoir est un processus, ainsi qu'un résultat, et il y a donc de nombreuses occasions de commencer
En tant que fonds féministe, nous considérons que notre rôle est de fournir des ressources aux mouvements de manière flexible, sans conditions, en accord avec les priorités qu'ils ont eux-mêmes identifiées. Nous y parvenons notamment en collaborant avec les comités du mouvement, qui ont plus de pouvoir sur les décisions de financement.
Alors que Global Fund for Women cherche à transférer le pouvoir, nous voulons être attentives à ne pas transférer tout le fardeau et encore plus de travail à nos partenaires du mouvement. Elles devraient être capables de prendre des décisions et ne pas être alourdies par les tâches opérationnelles et bureaucratiques inhérentes à l'octroi de subventions. De la collecte des demandes à l'envoi des virements, nous continuons à nous occuper de toutes les opérations d'octroi de subventions, mais nous avons commencé à actualiser notre façon de procéder en réponse aux commentaires des comités de mouvement et nous nous sommes engagées à améliorer d'autres aspects de notre travail afin d'améliorer notre soutien aux mouvements pour la justice entre les genres.
La réunion du Comité du mouvement à Kribi nous a montré ce à quoi la responsabilité mutuelle et le transfert de pouvoir peuvent ressembler dans la pratique. Un exemple pratique est
Je m'attendais à recevoir un programme à suivre, mais nous avons pu contribuer à chaque étapePriscamembre ivoirienne du comité du mouvement.
Elle fait référence à la façon dont les membres du comité ont rempli les détails de la façon dont elles auraient mieux aimer utiliser notre temps ensemble après avoir vu une suggestion de l'équipe de Global Fund for Women. Grâce à un emploi du temps flexible, mêlant sessions de travail et excursions dans les environs, nous avons eu le temps d'être productives et de nous reposer. Pour les activistes de terrain qui travaillent sans relâche pour répondre aux besoins de la communauté, l'attention et la joie collectives sont des ingrédients essentiels au bien-être et à la durabilité.
Le transfert de pouvoir est multidimensionnel et s'étend sur tout un spectre, de sorte qu'il existe de nombreux points d'entrée permettant aux baill·eur·euse·s de fonds d'occuper moins d'espace pour laisser plus de place au leadership et à la collaboration des mouvements, en fonction de leurs intérêts et de leurs capacités, qu'il s'agisse d'aspects pratiques tels que la manière dont nous passons du temps ensemble, ou d'aspects plus conséquents tels que l'endroit exact et la manière dont il faut envoyer des fonds.
Une source d'inspiration pour d'autres bailleuses de fonds:
Décrire les différents degrés de transfert de pouvoir, tels que : Informer, consulter, conseiller ou décider. Ceux-ci seront liés aux domaines et nous aideront à examiner le qui, le comment et le pour quoi de chaque décision.
Développer une aisance et une facilité à évaluer le consensus, le désaccord ou la tension entre les points de vue et engager activement et régulièrement des points de vue divergents
Budgétiser les ressources financières, temporelles et humaines nécessaires pour cultiver la confiance, la responsabilité mutuelle et l'attention collective, ingrédients clés d'un véritable transfert de pouvoir
Confronter le statu quo demande de l'expérimentation et peut engendrer des doutes, mais traverser l'incertitude avec confiance, transparence et communication ouverte est essentiel pour favoriser les partenariats nécessaires à la transformation du pouvoir.
« Grâce à un processus participatif, cette réunion a permis de clarifier les questions que je me posais sur les fonctions du comité », a déclaré Hermine, membre du comité du mouvement au Bénin. « C'est une bonne approche pour prendre des décisions ».
Ama Ata Aidoo, professeure et écrivaine féministe, a déclaré : « Le temps en lui-même ne signifie rien, quelle que soit la vitesse à laquelle il se déplace, à moins que nous ne lui donnions quelque chose à porter pour nous, quelque chose que nous apprécions ». Alors que Global Fund for Women travaille à la réalisation de sa mission, qui consiste à créer des mouvements audacieux, ambitieux et expansifs en faveur de la justice pour les femmes afin de susciter des changements significatifs qui dureront au-delà de notre vie, nous devons nous-mêmes faire preuve d'audace et être prêtes à transformer nos pratiques et à créer de nouveaux modèles, tout comme les mouvements sociaux envisagent de nouveaux avenirs et se mobilisent pour en faire une réalité.
« Nous avons renforcé nos liens en tant que comité et nous voyons des points communs entre nos pays », a déclaré Nafissate, membre du comité du mouvement du Bénin. « Cela nous donne de la crédibilité et nous permet de collaborer équitablement pour préparer l'avenir ».
Photos par Suiseka Media.